La Fed sème pour récolter plus tard
Ne vous laissez pas abuser par les cours records des trois indices boursiers Dow Jones, S&P 500 et Nasdaq. Ni par la chute des taux américains, concentrée sur la partie courte de la courbe. Ou par le recul du dollar américain, d’environ 100 points en direction de EUR/USD 1,094. Pour le marché, la réunion de politique de la banque centrale américaine (Fed) hier a été la confirmation d’un renversement imminent. Nous pensons plus que jamais le contraire.
Mettons-nous un moment dans la peau du marché. Ces derniers mois ont été marqués par les tensions sur le marché de l’emploi, la persistance de l’inflation (sous-jacente) et d’autres indicateurs pointant une économie robuste. Cela a commencé à faire cogiter les investisseurs, qui se sont mis à revoir systématiquement à la baisse les prévisions de taux trop optimistes. À la fin de la semaine dernière, les taux américains étaient proches de leurs sommets provisoires de l’année. À la veille de la réunion, la tension était palpable. Les baisses de taux prévues en décembre pour 2024 (trois au total) étaient-elles encore vraiment réalistes ?! Et puis vint la délivrance. Les prévisions de taux actualisées de la Fed (le « dot plot ») confirment le scénario de fin d’année. Le président de la banque, Jerome Powell, ne s’inquiète pas de l’assouplissement des conditions financières, ni des chiffres d’inflation étonnamment élevés de janvier et février. Ce ne sont que de petits accrocs tout à fait normaux sur la route vers l’objectif d’inflation de 2 %. « ALL CLEAR ! »
Notre analyse est tout autre. Reprenons le « dot plot ».La croissance sur l’ensemble de l’horizon de politique a été revue à la hausse et dépasse son rythme tendanciel (1,8 %). C'est particulièrement frappant pour 2024 (de 1,4 % à 2,1 %). Le taux de chômage attendu a encore été réduit et devrait à peine dépasser les 3,9 % actuels.Toutes les mesures d' inflation (PCE) ont été révisées à la hausse. Et en particulier la mesure sous-jacente pour 2024. Le dernier chiffre disponible date de janvier et s’élève à 2,8 %. La Fed table sur une moyenne annuelle de 2,6 % (contre 2,4 % en décembre). Ceci témoigne d’un manque de confiance dans le processus de désinflation. Le même constat s'impose au vu de la balance des risques. Alors qu’elle était encore plus ou moins en équilibre en décembre, la majorité des membres du comité font à nouveau état de risques haussiers concernant l'inflation. Enfin, terminons par les prévisions médianes relatives au taux directeur. Il n'y a donc eu aucun changement pour 2024, mais avec seulement trois (au lieu de quatre) baisses de taux en 2025 (et autant en 2026), la trajectoire s'annonce plus plate dans les années qui suivent. Par rapport à décembre, tout pointe vers une (forte) hausse. Pour 2024, 2025 et 2026, mais aussi sur le long terme. Cela donne une estimation du taux neutre, à savoir le taux compatible avec une économie qui tourne à plein régime, une inflation stabilisée à 2 % et une situation de plein emploi. Ce taux marque la frontière entre une politique monétaire souple et une politique monétaire restrictive. Hier, nous avons assisté à la première augmentation depuis 2018. Avec 0,1 pp à 2,6 %, celle-ci est surtout symbolique. Mais, entre-temps, 7 des 19 membres du FOMC (au lieu de 4 en décembre) considèrent un taux neutre d’au moins 3 % comme réaliste.
La Fed a semé pour récolter plus tard. La décision de maintenir le taux directeur élevé pendant plus longtemps doit pouvoir être étayée par les fondamentaux. Ceux-ci se trouvent dans le « dot plot ». Le marché brille surtout par sa sélectivité. Nous pensons que cette lecture biaisée ne pourra pas tenir longtemps. Il suffira d'un nouveau solide rapport sur le marché de l’emploi ou d'un taux d’inflation trop élevé. Le marché a encore un peu de temps pour réfléchir. Sinon, c'est l'actualité économique qui le forcera à changer d’avis.