Lane: plus qu’un revirement tactique?
La forward guidance est l’un des éléments de la technologie monétaire dernier cri que les banques centrales ont ajouté à l’arsenal de crise. C’était un outil puissant en soi et qui ne coûtait pas cher, puisqu’il tirait parti de la crédibilité de la banque centrale.
Les banques centrales disposent de moyens quasi illimités. Il est donc préférable d’y réfléchir à deux fois avant de prendre des positions qui vont à l’encontre de la “forward guidance”. Pourtant, c’est ce que les investisseurs ont fait ces derniers mois. En effet, les moments charnière sont le talon d’Achille de la forward guidance. Lorsque l’inflation s’éloigne de plus en plus de l’objectif, par exemple, elle n’échappe pas au “reality check” économique. C’est ainsi que la forward guidance devient peu à peu de la “backward guidance”: la défense obstinée d’un ancien paradigme, alors même que l’inflation domine le débat économique et social. C’en est au point où d’autres instances (gouvernementales) ont en partie repris la tâche de freiner l’inflation de la banque centrale. Parlant de crédibilité… Hier, même l’économiste en chef de la BCE Philip Lane, l’architecte et ultime défenseur de la politique ultra-accommodante de la BCE, a admis en long et en large que nous évoluions vers une autre ère de l’inflation. Examinons de plus près les arguments qui l’ont convaincu.
Bien entendu, il y a les perturbations des chaînes de production et les prix de l’énergie élevés. Quoique ceux-ci soient temporaires, Lane accorde une attention toute particulière aux possibles effets de second tour et au risque que la poussée inflationniste actuelle n’hypothèque l’ancrage des anticipations inflationnistes. Lane pointe également de nombreux facteurs structurels qui pourraient empêcher l’inflation d’en revenir aux niveaux durablement bas de 2014/2019 (0,9% en moyenne). En tant qu’économiste en chef, il est évidemment tenu de mentionner l’évolution du cadre de la BCE vers un objectif symétrique de 2%. Dans leurs réactions à la pandémie, tant les autorités fiscales que monétaires ont abordé la crise très différemment qu’en 2008 ou 2013, quand l’attention s’est rapidement portée sur le redressement des équilibres financiers. À cet égard, Lane souligne aussi l’importance de l’évolution de la politique fiscale européenne (SURE, NGEU) qui apporte un soutien structurel à la demande et aux investissements. Et outre la dimension européenne, des développements internationaux pourraient pousser l’inflation à la hausse. Des pays comme la Chine ne sont plus une usine de production bon marché pour le reste du monde.Dans le monde entier, l’augmentation des salaires et de la demande intérieure soutient les prix des produits. De même, la transition énergétique est un processus complexe qui aura une incidence sur les niveaux de prix globaux. Lane ne dit pas qu’ils ne pourront qu’augmenter, mais le risque est présent. Dernier point, mais non des moindres: la pénurie actuelle sur le marché du travail est un facteur d’inflation possible.
Quelles leçons en tirons-nous? À court terme, même après ce “revirement”, Lane continue à plaider en faveur d’une adaptation progressive de la politique. Pour l’instant, il évoque surtout la normalisation de la politique. Cela pourrait se traduire par l’arrêt relativement rapide des achats d’obligations et la fin des taux négatifs. Dans le discours de l’économiste en chef de la BCE, l’énumération des facteurs structurels susceptibles de faire grimper l’inflation est au moins aussi intéressante que le débat sur l’adaptation “cyclique” de la politique. Il est toujours dangereux de vouloir mettre en parallèle des éléments cycliques et structurels, mais même si ces risques structurels ne se réalisaient qu’en partie, un scénario dans lequel la BCE ramènerait son taux directeur à un niveau neutre plus élevé est peut-être plus probable qu’on ne le pense. La lutte de la BCE contre la valeur plancher effective (“effective lower bound”), avec une inflation trop faible qui compromet l’abaissement des taux d’intérêt réels, appartiendrait au passé. Vers un taux nominal structurellement plus élevé? Nous n’osons presque pas tirer la conclusion…