Le moment est venu d’effacer notre mémoire collective
Depuis que le taux swap européen à 10 ans a atteint pendant un moment un sommet autour de 3,4 % en octobre de l'année dernière, le marché vient pour la troisième fois de remettre en cause la solidité de ce plafond. En un rien de temps, le taux est passé de 0 % à ses niveaux les plus élevés depuis 2011. La vitesse et l’ampleur du mouvement ont de quoi interpeler. D’autant plus que nous nous appuyons sur la mémoire collective qui s'est façonnée au cours de ces 15 dernières années. Un réflexe dont il faut aujourd'hui se défaire.
Dans notre mémoire collective, les banquiers centraux jouent le rôle des héros. Dans notre mémoire collective, les Ben Bernanke et Mario Draghi de ce monde sont prêts à affronter tous les revers économiques grâce avec une politique monétaire extrêmement généreuse. La crise financière ? Diminuons le taux et injectons des liquidités ! La crise de la dette européenne ? Sortons le portefeuille et achetons des obligations d’État ! Le ralentissement de la croissance chinoise et ses conséquences dans le monde ? Appliquons des taux négatifs et ancrons cette politique ! La pandémie ? Il est encore possible d’acheter pour 2 000 milliards d'euros d’obligations ! Dans notre mémoire collective, les taux de 0-1 % sont devenus la norme en Europe, que ce soit sur la partie courte ou la partie longue de la courbe. C'est cette mémoire collective qui explique le réflexe qu'a eu le marché en novembre, en janvier et à nouveau en ce mois de mars. La flambée des prix de l’énergie et le spectre de la récession à l’approche de l’hiver, la publication de plusieurs chiffres décevants aux États-Unis à la fin de l’année et les récentes interrogations sur la stabilité du système financier ont à chaque fois provoqué le même réflexe pavlovien : la croissance est menacée et donc les banquiers centraux vont intervenir. Tout d’abord en mettant un terme à la normalisation de la politique monétaire et, si nécessaire, en abaissant de nouveau rapidement les taux d’intérêt. Les trois fois, les taux ont corrigé de plus de 50 points de base.
Le marché des taux est autant de fois revenu sur ses pas. Notre mémoire collective est également une mémoire sélective. Nous avons tendance à oublier que la détermination sans faille dont ont fait preuve les banques centrales ces 15 dernières années n’a été possible que grâce à la faiblesse de l'inflation. La fin (stimuler la croissance pour ramener l’inflation à l’objectif de 2 %) a justifié les moyens pendant toutes ces années au cours desquelles la tendance était à la désinflation en raison de la mondialisation et de la baisse structurelle des prix des matières premières. La réalité est tout autre aujourd’hui. L'inflation est désormais structurellement au-dessus de l’objectif de 2 %, et plus en dessous. Près de 60 % de tous les biens et services du panier inflationniste affichent des hausses de prix de plus de 6 % en glissement annuel. Le chiffre de l'inflation de base sous-jacente pour le mois de mars, qui vient d’être publié, a atteint un nouveau record de 5,7 % en glissement annuel dans l'UEM. Avant 2022, cette inflation de base n’avait jamais dépassé les 2,5 % en glissement annuel depuis la création de la zone euro.
Dans ce contexte, la banque centrale européenne n'a d'autre choix que de lutter contre l’inflation. Quelles que soient les conséquences pour l'économie. La solution se trouve dans le pendant peu populaire de la politique extrêmement favorable au marché et à l’économie qui a été menée ces 15 dernières années et qui a façonné notre manière de penser collective par rapport aux marchés des taux. Le cycle de taux a déjà été inversé et la banque centrale va en outre retirer de plus en plus de liquidités du système financier. Si cette détermination affichée par les autorités monétaires ces dernières années avait quasiment fait disparaître toute forme de prime de risque, cette même détermination - cette fois dans la lutte contre l'inflation - va marquer le retour de ces primes de risque. Prime de risque d’inflation, prime de risque de crédit... Il est grand temps d’effacer notre mémoire collective et sélective et de revenir à l’ancienne normalité.
Voilà qui est dit.
Mathias Van der Jeugt, salle des marchés KBC