La baisse bizarre des taux à long terme américains
Depuis la décision de la Fed mercredi dernier, les mouvements sur le marché des taux américain sont pour le moins curieux. La Fed a signalé des risques d’inflation à la hausse et s’est montrée disposée à y répondre par le biais du canal des taux dans la seconde moitié de l’horizon de politique (2021-2023). Les taux américains ont clôturé la journée sur une hausse de 11,5 points de base. Les bénéfices se situaient surtout dans le segment des 2 à 5 ans – ce qui correspondait parfaitement à l’évolution des attentes du marché à l’égard d’un premier relèvement des taux. La partie longue de la courbe américaine a grimpé de 2,1 points de base (30 ans) à 8,5 points de base (10 ans). Un “bear flattening” typique de la courbe: des taux absolus plus élevés et une courbe plus plate.
Après la réunion de la Fed, le président Bullard de la Fed de St.-Louis a en outre confirmé que le coup d’envoi du démantèlement des programmes de rachat d’actifs avait été donné. Le marché anticipe des directives plus spécifiques à venir lors du symposium annuel de Jackson Hole fin août et une décision attendue en septembre. La réduction progressive de l’actif net pousse en théorie les taux (à long terme) à la hausse, la demande étant plus faible à offre égale. Voilà donc pour la théorie. Les différentiels de taux d’intérêt américains (clôture du mardi contre clôture du vendredi) ont continué à afficher des hausses de 10 points de base et plus sur le segment 2 ans-5 ans. De même, la courbe des taux a continué à s’aplanir. Mais, car il y a un mais… Le point à 7 ans de la courbe était le point charnière entre une hausse des taux à court terme et une (forte) baisse des taux à long terme. Le taux américain à 10 ans a perdu plus de 5 points de base. Sur la très longue durée, les pertes ont dépassé les 15 points de base.
Les détails indiquent que ce sont surtout les prévisions d’inflation plus faibles qui sont à la base de la forte baisse sur la partie longue de la courbe. C’est un signe de la foi que les marchés accordent au scénario “d’inflation temporaire” mis en avant par la banque centrale américaine qui, quoi qu’elle en dise, demeure sur le qui-vive. Cette logique se traduit par une hausse simultanée des taux réels américains, qui reflète les attentes en matière de croissance future et de politique monétaire. Et c’est là que le bât blesse. Vendredi, les taux réels américains ont en fin de compte clôturé la journée à peine plus haut qu’au début de la semaine. D’ici, nous nous retrouvons en territoire spéculatif. Le marché table-t-il sur une reprise économique finalement moins vigoureuse, ce qui devrait également freiner les prévisions d’inflation par définition? À moins que le marché ne doute de l’ordre de priorité de la Fed (et de la BCE)? Jusqu’à présent, les grandes banques centrales voulaient d’abord ramener les achats nets à zéro avant de relever le taux directeur. Cette semaine, la banque centrale hongroise démontrera qu’il est possible de faire autrement. En somme: les achats d’obligations deviendront-ils un instrument de politique standard? Une autre explication réside dans le concept du taux directeur neutre. Il s’agit du taux directeur théorique d’une économie à l’équilibre: assez élevé pour endiguer l’inflation et assez faible pour ne pas freiner la croissance. Selon la plupart des prévisions de la Fed la semaine dernière, le taux neutre s’élève à 2,5%. Le marché miserait-il sur un niveau structurellement inférieur?
Autant de questions ouvertes pour l’instant, mais nous suivons néanmoins la situation de près. Peut-être allons-nous chercher trop loin et ces distorsions sont-elles imputables à des facteurs techniques, tels que la rotation des actions vers les obligations ou l’épuisement (paiement effectif des incitants fiscaux) des moyens déjà mis en œuvre par le Trésor américain. Cela étant dit, si la baisse des taux à long terme américains s’avère structurelle, nous devrons réexaminer notre scénario de base fondé sur l’accélération de la croissance, la hausse de l’inflation et la normalisation des politiques des banques centrales.
Mathias Van der Jeugt, salle des marchés KBC