Les achats de la BCE tournent à plein régime
La Cour constitutionnelle allemande a récemment jeté un pavé dans la mare de la Banque centrale européenne. Dans le jugement qu'elle a rendu, elle estime entre autres que la Cour de Justice de l’Union européenne n’a pas bien fait son travail en 2018 lors de l'évaluation de la légalité du programme de rachat d'obligations souveraines de la Banque centrale européenne (BCE). La BCE a trois mois pour prouver le contraire. C'est la première fois qu'un pays comme l'Allemagne remet en cause la jurisprudence européenne. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a déjà réagi ce week-end en menaçant l'Allemagne de possibles poursuites en justice. En permettant à n'importe quelle association de défense d'intérêts d'engager une procédure contre la jurisprudence européenne devant un tribunal national, c'est le projet européen lui-même qui risque d'être mis en danger. La chancelière allemande Angela Merkel est entre-temps intervenue pour éviter que la situation ne dérape. En attendant, la BCE poursuit comme si de rien n'était ses achats, principalement des obligations d'État. Aujourd'hui, nous examinons ces achats de plus près.
La BCE a commencé à intervenir sur le marché obligataire en 2010. Lors de la crise des dettes européennes, elle s'est mise à racheter des obligations publiques émises par le Portugal, l'Irlande, l'Italie, la Grèce et l'Espagne (les "PIIGS") Ce portefeuille (SMP) a grimpé jusqu'à 220 milliards d'euros. Depuis la fin de la crise (2012), ces emprunts arrivent à échéance et les fonds qui sont ainsi dégagés ne sont pas réinvestis. À l'heure actuelle, il y a encore 38 milliards d'euros inscrits dans les livres de la BCE.
Si les achats SMP avaient été particulièrement bien accueillis il y a dix ans, ils paraissent aujourd'hui insignifiants par rapport aux mesures que la banque centrale a prises depuis fin 2014. Entre mars 2015 et décembre 2018, les achats mensuels ont évolué entre 15 milliards d'euros et 80 milliards d'euros. Durant les dix premiers mois de 2019, la BCE a mis son programme en veilleuse, pour ensuite reprendre ses achats à partir de novembre, à hauteur de 20 milliards d'euros par mois. Puis, le coronavirus est arrivé. Christine Lagarde et ses collègues ont alors décidé de libérer en deux temps des montants supplémentaires de 120 milliards et 750 milliards d'euros (PEPP), à affecter d'ici à la fin de l'année. Pour donner une idée: le montant des achats a dépassé 140 milliards d'euros sur le seul mois d'avril!!
Les programmes d'achat d'obligations sécurisées (CBPP), de titres adossés à des actifs (ABSPP), d'obligations d'entreprise (CSPP) et d'obligations d'État (PSPP) ont débouché sur un portefeuille de plus de 2.700 milliards d'euros en fin avril 2020. La majeure partie de ce portefeuille est constituée d'obligations publiques, le marché le plus liquide et le plus profond. Ces titres pèsent près de 2.200 milliards d'euros, soit une valeur dix fois supérieure à celle du portefeuille SMP lié à la crise des dettes et plus de 20% de l'encours total de la dette souveraine dans la zone euro. Une grande différence par rapport au SMP est que la BCE utilise aujourd'hui tous les moyens libérés par les obligations arrivant à échéance pour acheter de nouveaux actifs.
Sur une base annuelle, nous pensons que la BCE achètera pour environ 1.100 milliards d'euros d'obligations souveraines en 2020. Son précédent "record", qui date de 2016, était de 775 milliards. Pour pouvoir arriver à de tels montants, la banque a modifié les modalités de ses achats. L'ancienne clé de répartition a été abandonnée et les plafonds ont été supprimés. Cela a entraîné une forte rotation dans les achats. En mars et en avril, la BCE a ainsi dépensé respectivement 32% et 37% de son montant mensuel en Italie, contre une moyenne d'approximativement 17% entre mars 2015 et février 2020. La part des obligations françaises est passée de 19% à 24% (mars) et 28% (avril). Le mouvement le plus important dans l'autre sens concerne l'Allemagne, avec un pourcentage qui est passé de 24% à 5% en mars et seulement 2% en avril. La proportion des achats de titres espagnols a quant à elle très légèrement augmenté, de 11,5% à 14,5%.
Mathias Van der Jeugt, salle des marchés KBC