Le marché: drama queen ou sceptique de la Fed à juste titre?
Le vocabulaire calculé des banques centrales — et tout particulièrement de la Fed — constitue une source d'information cruciale pour les investisseurs. Le marché consacre généralement beaucoup d'attention aux discours des grosses pointures de la Fed comme le président Jerome Powell et le vice-président Richard Clarida. A fortiori durant une phase de fin de cycle comme celle que traverse actuellement l'économie américaine. Le moindre écart par rapport à la ligne officielle de la banque centrale prend alors d'énormes proportions. La réaction du marché est à l'avenant, mais se justifie-t-elle pour autant?
Comme à son habitude, Jerome Powell n'a pas lésiné sur les superlatifs la semaine dernière. Le président de la Fed s'est dit "heureux" de la vigoureuse prestation tant de l'économie américaine que du marché du travail. Il est aussi resté généralement optimiste au sujet des perspectives. Une once de prudence était toutefois perceptible dans son discours, et ce pour la première fois depuis sa nomination. Il a attiré l'attention du public sur quelques risques, dont l'effet à retardement des précédents relèvements des taux d'intérêt sur l'économie et l'éventualité d'un ralentissement de la croissance externe. L'impact des incitants fiscaux de Donald Trump s'estompe aussi peu à peu, et les énormes déficits qu'ils ont creusés risquent même de laisser un goût amer. Le vice-président Richard Clarida s'est rallié à l'avis de Jerome Powell dès le lendemain. Il a déclaré entrevoir des preuves d'un ralentissement mondial de la croissance et s'est dit d'avis que la Fed ferait mieux d'en tenir compte. Plusieurs autres gouverneurs de la Fed (Kaplan, Kashkari, Bostic, Evans) ont eux aussi exprimé leurs inquiétudes.
Le dollar et les taux d'intérêt américains ont eu une réaction plutôt modérée après l'intervention de Jerome Powell, mais n'ont pas pu laisser passer l'avalanche de mises en garde qui s'en est suivie. Le différentiel EUR/USD a bondi à 1,14 vendredi. Ce vigoureux rebond a de quoi surprendre dans un contexte où l'impasse totale sur le Brexit limite à tout le moins le potentiel haussier de l'euro, mais on l'attribuera naturellement à la faiblesse du dollar et à la perspective d'un soutien potentiellement moins marqué de la part des taux d'intérêt. Il est toujours pour ainsi dire certain que la Fed relèvera les taux en décembre. Toutefois, une partie au moins du marché redoute que le parcours envisagé par la Fed pour 2019 (trois relèvements des taux d'intérêt) aille désormais trop loin. Le marché des taux d'intérêt a réagi comme on pouvait s'y attendre, par une chute d'environ 5 points de base du taux américain à 2 ans. Le taux à 10 ans s'est quant à lui effrité de 4 points de base et a testé une zone de résistance technique cruciale aux alentours de 3,05-3,07%.
La punition infligée au dollar et la chute des taux d'intérêt ne sont à notre avis pas justifiées. Le ton plus modéré adopté par les figures de proue de la Fed correspond tout simplement à la réalité économique. Une réalité qui n'est pas nouvelle et qui n'a pas non plus fondamentalement changé depuis la communication un peu plus nuancée, bien au contraire. Nombre d'indicateurs précurseurs de l'économie affichent toujours des niveaux historiquement élevés. Pour une banque centrale américaine qui s'inspire de plus en plus ouvertement des données et des statistiques, il s'agit là d'un aspect important. Quoi qu'il en soit, nous ne sous-estimons pas le signal lancé par la Fed. Il se pourrait que lors de la réunion de politique de décembre, l'attention de la Fed se détourne rapidement du relèvement des taux d'intérêt pour se recentrer sur les nouvelles (et dernières?) prévisions des taux des gouverneurs ("dot plot"). Un ralentissement de la normalisation est certes devenu plus probable, mais ne constitue pas pour autant notre scénario. Après un week-end de repos, le marché voit d'ailleurs lui aussi à nouveau les choses un peu différemment: les taux américains affichent en ce moment une remontée de l'ordre de 3 points de base.